z6 LES SALONS DE 1903 La tradition est le résultat d’un effort collectif, d’un travail accumulé qui met l’homme en mesure de créer de libres et puissants résumés de nature. Par elle l’artiste actuel bénéficie de la réflexion de ceux qui l’ont précédé, et de la lente pénétration des spectacles naturels par l’intelligence humaine. Sans elle il est réduit à traduire comme au petit bonheur ses impressions personnelles ; il n’ajoute pas l’apport de sa personnalité à l’édifice élevé par les siècles; il reprend les choses à pied d’ceuvre : au lieu d’une collaboration féconde, nous voyons la dispersion des efforts, au lieu d’un palais bien ordonné, une foule de pavillons voyants ou de bicoques saugrenues. Il en résulte aussi que tout à l’effort d’exprimer, on n’a pas le temps de penser. Si nous sommes guéris de la peinture spirituelle, nous risquons de tomber dans la peinture machinale. Chose bizarre, à mesure que la science nous apporte sur le monde des notions plus vastes et plus générales, et nous révèle plus clairement l’unité de la matière et des forces naturelles, on dirait que l’art se rapetisse et s’éparpille, impuissant à créer ces belles synthèses qui furent la gloire des temps passés. Il se décompose et se morcelle au lieu de tendre vers l’unité. Il s’accroche à des sensations fugitives au lieu de s’attacher au fonds permanent, à l’essence intime. De là cet abus des spécialités, cette multiplicité de rayons où se débitent des articles variés, fleurs et légumes, Bretons et Gitanes, mondanités, etc. Presque toutes les œuvres manquent d’unité, parce que peu d’artistes s’élèvent à la compréhension de l’unité primitive et continue dont chaque forme n’est qu’un anneau. Or la notion instinctive et réfléchie de cette vérité générale, c’est la philosophie de l’art. Un morceau isolé n’est qu’une preuve d’adresse, mais un ensemble cohérent, équilibré, continu, c’est le miroir de l’univers et la manifestation sensible de ses lois. On n’a jamais tant parlé de la nature, on ne l’a jamais tant regardée ; je crains qu’on ne l’ait jamais si peu comprise. Les sensations se sont multipliées et affinées ; on ne sait plus les coordonner et les grouper en un tout homogène. On dirait que l’intelligence n’intervient plus ; que les artistes ont des tubes au bout des doigts, et des yeux montés sur des